Je m'souviens
À le dire ainsi, avec l'élision du “e”, on se retrouve submergé par la tristesse. Mémoire de ce qui a été raté, manqué, faute de courage, qui aurait pu advenir sans doute et s'est retrouvé mort-né. Mais pourquoi l'exprimer avec “se souvenir” quand avec ce verbe-là l'évocation peut devenir aussi bien celle d'un moment heureux ? Il est amusant de constater que la langue française oblige de passer par “se souvenir” puisqu'il n'est pas convenable alors de dire “je me mémorise” - verbe technique actif et qui a une tout autre signification.
Alors avançons que “je m'souviens” est la litote qui atténue la douleur du ratage, voire la révèle ambiguë. Car il y a une jouissance attachée au ratage, un bien connu bonheur dans la tristesse. De sorte que les mémoires paraissent volontiers hypocrites, on y croit plus ou moins. Mais la langue française fait encore mieux en donnant ce nom générique - mémoire - à des manifestations fort différentes. Ainsi quel rapport secret y a-t-il entre la faculté d'apprentissage - mémorisation - et la submersion de la conscience par l'évocation de ce qui a été loupé ? Supposons que la mémorisation, sa possibilité même, vient pallier l'amnésie originelle : il n'y a rien dont je puisse me souvenir là, en dedans, et qui me dirait ce qu'il convient de faire, me dicterait la conduite heureuse, jouissive pour moi, pour Dieu et pour les autres.
De sorte que la seule mémoire qui m'advient est celle de mon identité : du Un que m'ont filé les aïeux et que j'ai le devoir de faire se multiplier. Mais il est notoire que ce Un je ne le raterai pas moins, puisque par un effet pas plus voulu de lui que de moi, il va me diviser : je vais encore me retrouver seul, avec pour principale énergie ce que notre maître a cru devoir appeler le complexe d'Œdipe. Belle réussite du fils, comme on sait, puisqu'à éliminer le père de la réalité, il l'éternise dans le réel où il se trouve le renvoyer. Et de là, un tour peut recommencer, et la dette s'alourdir du devoir de mémoire encore manqué puisqu'il ne saurait s'accomplir qu'à prendre place aux côtés de ce père mort. De sorte qu'à prétendre vivre un coup depuis cette subjectivité divisée, je m'engage à commémorer un autre manquement inconscient, cette fois celui de l'objet, raté.
On voit le progrès mental qu'introduirait une spécification que le terme général et confus “mémoire” s'obstine à vouloir oublier. Par exemple :
- mémorisation pour la faculté d'apprentissage,
- devoir de mémoire, pour le rapport à l'identité,
- remembrance, inconsciente mais qui tourmente la conscience, pour les tours du désir.
Une telle division propose un déchiffrage de la maladie d'Alzheimer : ce qui se produit pour un individu dès qu'il est socialement (il n'est plus un parmi d'autres) et sexuellement (il n'est plus tourmenté par le fantasme) débranché. Elle marque aussi sa différence avec le syndrome de Korsakov, ou amnésie de fixation, qui frappe électivement la mémorisation, et ainsi conserve la personnalité. Qu'est-ce qui pourrait encore, dans ce cas, intéresser la mémorisation dès lors que le réel est sans surprise du fait d'avoir revêtu le masque de la mort ?