J'appartiens à ces enfants qui entrèrent à la maternelle sans connaître la langue de cette mère-là. Celle que je parlais avec la mienne, qui me conduisait Place des Vosges en me tenant par la main, était l'allemand, patois bien connu du yddish, le polonais et le russe. Certes j'avais gardé la musique du français dans l'oreille, idiome du pays où les circonstances me firent naître et quitter à l'âge de 1 an, avant toute socialisation ; et ce pour un long périple à travers l'Europe et l'Asie afin de gagner une terre non pas promise, mais riche de promesses qu'échangeaient entre eux des hommes de bonne volonté.
La langue française m'était donc restée familière, quand nous fûmes revenus de l'utopie, mais sans pour autant me permettre d'entrer dans la famille de ceux qu'elle rassemblait à l'école. Pour faire bonne mesure et répondre à l'urgence, je fis usage de mon expérience polyglotte pour décider que la désinence "ur" ajoutée aux mots maternels me donnerait la clé de la langue de ma nouvelle mère. Ainsi j'avançai bravement par exemple que j'étais tombé dans la bloture (bloté, boue en polonais) ou que je voulais du pain avec de la piture (pitter, beurre).